Cancel culture : pourquoi veut-on faire disparaître ceux/ce qui dérange ?
Depuis le lancement du mouvement MeToo, à l’automne 2017, un nouvel activisme a refait son apparition dans les mouvements de lutte contre les inégalités, quels qu’ils soient : la cancel culture. Une nouvelle sorte d’activisme qui consiste à dénoncer publiquement, par voie de presse ou grâce aux réseaux sociaux, des individus qui ont des comportements qualifiés comme étant problématiques.
L’objectif : faire disparaître cette personne de l’espace de l’expression publique, dans le but de la faire oublier par la société. D’où le nom de cancel culture ou de call-out, la culture de l’annulation, du bannissement, de la dénonciation.
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Une pratique courante aux États-Unis et qui y connaît son apogée
Le fait d’afficher publiquement un individu, susceptible d’avoir un comportement problématique, vient des États-Unis. Il remonte historiquement à la conquête de l’Ouest, avec les affiches « wanted » et une époque où on ne s’embarrassait pas avec la justice et la présomption d’innocence. Ce réflexe d’afficher publiquement quelqu’un n’a pas totalement disparu dans l’histoire moderne américaine, comme l’explique Jean-Éric Branaa, un spécialiste de la politique et de la société américaine. Il donne l’exemple de la pédocriminalité.
« Quand une personne condamnée pour pédophilie s’installe dans un quartier, il arrive que ses voisins placardent des affiches dans les rues avec son nom et les faits pour lesquels il a été condamné. Cela n’est pas du tout considéré comme du harcèlement. La personne est obligée de déménager, jusqu’au jour où des nouveaux voisins, découvrent à son tour son passé. »
Cette tendance à la dénonciation d’une personne aux États-Unis est liée également au puritanisme, véritable tradition politique et religieuse du pays. En effet, sous l’apogée de la pensée puritaine, la dénonciation était même considérée comme une vertu. Cette pratique a eu des dérives, la plus célèbre étant le « procès des sorcières de Salem » en 1692, où 25 personnes furent exécutées. Aujourd’hui, le réflexe de dénoncer reste présent selon Jean-Éric Branaa, grâce à des réflexions comme « si vous ne voulez pas qu’on dise du mal de vous, faites le bien tout le temps. »
Le spécialiste décrit la vertu de la société américaine comme étant « une vertu religieuse de redresseur de torts et sur une dichotomie entre le bien et le mal, qui divise le monde entre les méchants et les gentils. »
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Une expansion de la cancel culture avec le mouvement MeToo
Si la cancel culture était présente aux États-Unis, elle ne prenait cependant pas autant de place dans le débat public que depuis ces dernières années. Pour preuve, en 2019, c’est l’une des expressions les plus utilisées par les médias anglophones. Une résurrection dans le débat public qui s’est effectué grâce au mouvement MeToo, à l’automne 2017. La libération de la parole des femmes contre les violences sexuelles s’est accompagnée d’un appel au boycott des oeuvres de certains mis en cause, très connus dans les milieux artistiques ou politiques.
L’un des exemples le plus marquant de cancel culture, à l’ère MeToo, c’est celui de l’acteur américain Kevin Spacey. Visé par des accusations d’agressions sexuelles, l’acteur est viré de la série « House of Cards » alors qu’il interprétait le personnage principal. De nombreuses personnes ont alors annoncé publiquement, sur les réseaux sociaux, boycotter la série. Mais la cancel culture trouve sa définition, quand Kevin Spacey est littéralement « effacé » du dernier film de Ridley Scott, dont le tournage venait juste de s’achever.
Kevin Spacey est alors cancelled, un terme très important dans l’activisme de la cancel culture, car il désigne les personnes qui ont des comportements problématiques et dont on doit boycotter les oeuvres. Si dans le cas de Kevin Spacey, c’est à cause d’un comportement légalement répréhensible par la loi, on peut toutefois se faire cancelled à cause d’une opinion ou d’une prise de position.
C’est ce qui est arrivé à la célèbre auteure anglaise, J.K. Rowling. En décembre 2019, sur son compte Twitter, l’écrivaine prend parti d’une employée virée d’une ONG, pour avoir fait une différence entre les femmes et les femmes transgenres. Une prise de position qui déplaît à certains défenseurs des droits des LGBT, qui qualifie donc J. K. Rowling de TERF, ce qui signifie « Féministe radicale opposée aux transgenres. » L’auteure est cancelled et subit alors une vague d’insultes, d’harcèlement et d’appels aux boycotts de ses oeuvres et cela à chaque apparition dans la sphère publique, sans que la moindre condamnation par la justice soit faite à son encontre.
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Une arrivée en France plus timorée
Comme la vague MeToo, la cancel culture est arrivée en France, mais en de bien moindre proportions. Cela s’explique par l’importance en France, que prennent la présomption d’innocence et la justice, dans la société. Pour accuser quelqu’un, il faut fournir des preuves juridiques, et non morales.
Un exemple des limites de la cancel culture en France, c’est la condamnation en 2019, de Sandra Muller, l’initiatrice du mouvement BalanceTonPorc, l’équivalent français de MeToo. Elle a été condamnée pour diffamation car la justice française a considéré qu’elle avait « dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression, ses propos dégénérant en attaque personnelle. »
Autre barrière en France, qui limite la propagation de la cancel culture, c’est la volonté de différencier une oeuvre, d’un artiste. La notion même de cancel s’apparente à de la censure, quelque chose de très décrié dans la société française, qui considère que chacun a le droit de lire, regarder, écouter ce qu’il veut. Cela n’a pas empêché des activistes de la cancel culture de faire entendre leurs voix.
Quand en 2019, sort en salles, le nouveau film de Roman Polanski, accusé de viol par 12 personnes différentes, certains militants ont réussi à faire annuler une séance de cinéma. Mais la portée de la cancel culture française est plus limitée : le réalisateur a obtenu le césar du meilleur réalisateur, et le film a fait un bon score au box-office.
La question de l’effacement, du bannissement de la sphère publique, d’une personnalité divise en deux la société française. Si certains prônent la cancel culture, pour le combat qu’elle mène pour la reconnaissance des inégalités, pour la libération des personnes, comme à travers les mouvements Black Lives Matter, ou BalanceTonPorc, d’autres voient d’un mauvais oeil, l’apparition des concepts sociologiques américains en France.
Ils voient en la cancel culture, une division de la société, ainsi qu’une essentialisation des minorités. Une situation dénoncée par le président de la République, Emmanuel Macron, le 2 octobre, à l’occasion de son discours contre le séparatisme et repris par Jean-Michel Blanquer, au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty qui désigne « une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles qui veulent essentialiser les communautés et les identités. » Ainsi, le député Julien Aubert a proposé une mission d’information afin d’arrêter « l’importation, depuis les États-Unis, d’une cancel culture. »
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Des critiques de la cancel culture et son utilité
La cancel culture a une utilité : elle apporte une solution collective à un sentiment d’impunité. En effet, la cancel culture est une forme d’auto-justice, qui ne nécessite pas de condamnation juridique. La cancel culture est même parfois décrite comme un contre-pouvoir, car elle incite des changements dans la représentation des minorités, dans le respect de celles-ci et tend à éviter les comportements répréhensibles, par la menace d’une dénonciation sur les réseaux sociaux.
Toutefois, celle-ci fait l’objet de critiques, au sein même de la société américaine. L’Urban Dictionnary définit le mot « cancelled » comme « pour que vos droits légaux à la liberté d’expression soient contournés par une foule en ligne en colère qui exerce une pression organisée sur votre employeur/ vos associés pour qu’ils mettent fin à votre relation d’emploi/d’affaires. » Aux États-Unis, la liberté d’expression est absolue, garantie par le premier amendement de la Constitution. Or la cancel culture condamne certains propos, certaines pensées qui sont pourtant garantis comme étant une liberté.
Le 7 juillet 2020, une tribune signée par plus de 150 personnalités, écrivains, artistes et journalistes, de tout bords politiques, comme Mark Lilla, Margaret Atwood ou encore Wynton Marsalis, mettent en garde contre la cancel culture, qui menace le débat public. « L’échange libre des informations et des idées, qui est le moteur même des sociétés libérales, devient chaque jour plus limité. La censure, que l’on s’attendait plutôt à voir surgir du côté de la droite radicale, se répand largement aussi dans notre culture : intolérance à l’égard des opinions divergentes, gout pour l’humiliation publique et l’ostracisme, tendance à dissoudre des questions politiques complexes dans une certitude morale aveuglante. »
La cancel culture est également critiquée par le 44e président des États-Unis, Barack Obama, qui déclare que celle-ci n’est en rien « un véritable activisme ». Il dénonce le fait de séparer, de diviser la société en deux : le camp du « bien » et le camp du « mal « . « Le monde est chaotique et plein d’ambiguïtés. Les personnes qui font de bonnes choses ont aussi des défauts. Et ceux et celles, que vous combattez aiment leurs enfants et partagent certaines choses avec vous. »
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